Parti pris d’Olivier Cohen, auteur, pour la REV
Depuis plusieurs semaines, les prises de parole de nos acteurs renommés, de nos metteurs en scène reconnus se multiplient… au moment où les critiques ont le moins de pertinence et surtout où elles présentent le moins de risques.
En effet, durant le confinement, alors même que le gouvernement multipliait les choix criminels, promulguait des lois liberticides, absurdes pour beaucoup d’entre elles, qu’il faisait de sa police une milice, rares étaient les artistes à élever la voix. Lequel d’entre eux a relayé les propos de lanceurs d’alerte, d’associations citoyennes horrifiés par la violence, l’arbitraire qui gagne notre société ? (1) Pas un ou presque ! La plupart sont restés aussi silencieux que lors des grèves des soignants, des avocats, des enseignants, ou que lors des manifestations des gilets jaunes, des intermittents et des précaires ! (2)
La théorie du ruissellement adaptée à la culture
Qu’arrive-t-il soudain pour que les paroles se libèrent à ce point ? Certains mauvais esprits pourraient imaginer que le réveil des consciences correspond au temps, prometteur, d’une potentielle « reconstruction ». Positives ou négatives, leurs tonitruantes déclarations visent à revendiquer une bonne place dans l’effort de relance, obtenir davantage de moyens, participer à tous les conseils et commissions qui vont inutilement se multiplier, voilà ce qui se joue aujourd’hui ! Après quelques vagues considérations humanistes et écologiques, quelques envolées poétiques, les lettres ouvertes, les « contributions » de ces personnalités concernent toujours une augmentation de moyens ou de pouvoirs. « Aidez-nous à aider ! » disent-ils en somme, permettez-nous de devenir les « véhicules », « les rames » du renouveau.(3)
De la même manière qu’il faut absolument refuser de revenir au monde d’avant, avec ses pratiques de consommation effrénée, de violence sociale, de destruction des écosystèmes, nous devons corriger les travers de notre ancien monde culturel… notamment son fonctionnement pyramidal. Confier à quelques-uns, légitimement choisis ou non, la charge de générer les projets de demain semble aussi absurde, illusoire que compter sur le grand capital au travers du ruissellement financier, concept symptomatiquement issue d’un trait d’esprit de Will Rogers, humoriste des années 30… (4)
Le pouvoir aime les relais dociles, il les façonne même avec soin… Les exemples, malheureusement, ne manquent pas. Pour autant, nous nous devons d’interroger le paresseux abandon de tous les moyens au profit de quelques “élus”. Pendant plus de cinquante ans, l’Etat a bâti des citadelles disproportionnées (centres dramatiques nationaux, régionaux, scènes nationales, scènes conventionnées), en leur confiant tout le pouvoir et l’argent d’un territoire, au détriment de la multiplicité d’acteurs locaux aux parcours souvent passionnants.
Qui a travaillé dans les grandes maisons sait combien il est difficile d’y montrer la moindre exigence, combien l’importance des moyens engloutis ne se retrouvent pas dans la qualité des projets mis sur pieds.
Peut-être vivons-nous un moment crucial où la réinvention de notre paysage théâtral, public ou privé, ne devient pas seulement souhaitable mais nécessaire !
En ce sens, depuis de nombreuses années, d’innombrables voix condamnent les baronnies appliquées au monde du théâtre (le nombre de fils de…, de protégés, d’ancien assistants demeure plus que troublant en France, pays qui privilégie ceux qui passent leur temps dans les bureaux, aux réceptions plutôt que de consacrer leur énergie au travail de création). Le système de vase clos où, trop souvent, un petit potentat distribue quelques aumônes, avant de se réserver à lui-même ou à l’un de ses favoris, la plus grande part en terme de moyens, est bien souvent la règle. La marge de création, une fois les productions du maître des lieux effectuées, excède rarement les 5%. N’est-il pas urgent de trouver d’autres moyens de fonctionnement que ce système quasi féodal, souvent dispendieux et assez mal géré ? (5)
L’imposture du metteur en scène, ce nouveau démiurge
Même s’il existe évidement quelques directeurs passionnés, dévoués à leur tâche, la confiscation des moyens par des individus n’est jamais saine et ne peut, à terme, se montrer productive. Les travers et les dangers de la constitution du réseau des grands centres de création ont immédiatement été dénoncés par ceux qui ont assisté à sa constitution, le comédien Jean Vilar le premier. Ce dernier que les pionniers du Théâtre National Populaire et de la décentralisation se voyaient remplacés par des artistes plus soucieux de leur statut que de leur impact sur le public. Au nom de leur sacro-sainte “création”, ils refusaient toute contrainte. Vilar qui n’avait jamais envisagé une telle dérive se mit à dénoncer le “cabotinage du metteur en scène” et le carriérisme. Cette mutation de la scène française, faute de véritable rénovation, persiste aujourd’hui, au point où l’on diagnostique de plus en plus régulièrement les carences de “l’institution” allant jusqu’à parler de manière assez pitoyable de “mort” du théâtre; ou tout du moins celle du théâtre populaire. Cette problématique est hélas partagée par la scène musicale.
Le métier de metteur en scène ne connaît pas de réelle formation en France. Cela permet toutes les approximations ! Cette fonction est pourtant devenue la pièce maîtresse de tout équipement culturel…
Un bref tour d’horizon permet de s’en rendre compte, de nos jours, quasiment aucun auteur, compositeur, musiciens,comédien, scénographe ne dirige de théâtre ! Pourtant, ces artistes pourraient, eux aussi, témoigner d’une réelle connaissance des processus de création ou de production. Et l’on pourrait aussi placer à la tête de certaines structures des groupes composés de différents artistes, qu’ils soient locaux ou non… C’est une piste parmi d’autres qu’il faut envisager. (6)
Deux raisons semblent présider au choix du metteur en scène comme unique figure tutélaire : en premier lieu, sa dépendance financière à l’économique et au politique… Il ne peut travailler qu’en synergie avec ses tutelles. Il se comporte comme un organisateur, un gestionnaire et pour cela reste toujours dépendant, sinon corvéable à merci… à la différence d’un comédien, d’un chanteur, d’un musicien, d’un auteur, dont le travail peut se satisfaire de peu. Il a donc l’habitude de composer avec le pouvoir. Ce qui explique d’ailleurs son étonnant silence lors des grandes crises… Des personnalités, habituées à concevoir, interroger n’auraient soudain plus rien à dire ?
La seconde raison tient à l’absence de toute analyse artistique, de toute compréhension d’une carrière par nos institutions, nos critiques… nos professionnels de la profession. Incapables de juger l’œuvre, de la comprendre, la plupart se satisfont d’un discours, ou plutôt de la congruité d’un discours avec les principes, les modes du moment. Bien sûr, cet aveu d’impuissance sinon d’illégitimité, s’habille d’oripeaux chatoyants : des déclarations d’intention, des « visions » dans lesquelles l’amphigouri le dispute à la cuistrerie. Les acteurs ne bougent pas, parlent sans aucune intonation ? Il s’agit sans nul doute d’une proposition radicale ! L’œuvre est placée pour une énième fois dans un bureau de la gestapo, une trattoria de la mafia ? C’est évidemment pour la moderniser, l'”actualiser”, lui faire dire autre chose que ce qu’elle dit déjà, d’une manière forcément géniale !… Voici un ensemble d’artifices qui rappellent le pseudo réformisme, le disruptif de nos gouvernements ubuesques.
Tout ceci est lié à la difficulté qu’ont les institutions culturelles, ministère de la culture en tête, à accomplir leur tâche… A savoir évaluer la portée des œuvres et choisir les parcours à privilégier. Pendant près de quarante ans, on a préféré un art de la rupture, de la tabula rasa, de la négation à l’art tout court, multiple, polymorphe, inattendu. Combien de nos dramaturgies éclatées, de nos compositions novatrices vont-elles survivre ? Qui les écoute ? Peut-on s’ériger en nouveau Genet, Rimbaud, Beckett, Schoenberg, Varèse sans en posséder la maîtrise ? Simplement en plagiant les audaces passées ? Pourquoi a-t-on condamné au silence d’innombrables créateurs aux pensées divergentes ?
Réorganiser un système, aujourd’hui dysfonctionnel et archaïque, devrait mobiliser nos professions afin d’irriguer nos villes, départements et régions de propositions concrètes, incluant toutes les énergies assises sur des expériences de terrain, des parcours artistiques identifiés. Nous pourrons alors trouver des solutions concrètes pour partager les outils de production et ne plus les abandonner à quelques-uns, mâles blancs issus de bonnes lignées (fils, filles, assistants, protégés…). Les modalités de ce partage restent à définir mais sans lui aucun discours sur l’égalité ou l’exigence ne pourra être crédible. Il existe des personnes et des groupes expérimentés (compagnies, associations, responsables culturels, spectateurs, politiques) capables de générer des commandes, de concevoir ou de suivre des projets sur la durée. Il existe des modalités de consultation des publics, des enseignants, des relais culturels. Des solutions sont déjà mises en œuvre au sein de plusieurs territoires, nous devons les interroger avec humilité, les modéliser, même si se confronter au réel, sans le mépriser, reste difficile à la technocratie contemporaine. Ne serait-ce que parce que cela implique des efforts et quelques risques.
Sources :
(1) La multiplication des lois pour contrôler de la population était-elle utile lors du confinement ? ou relève-t-elle d’autres principes et objectifs ?
(2) Sans doute concentrés sur leurs carrières et leurs actions, les artistes ont peu pris la parole lors des récents conflits sociaux, à tel point que nombre de gilets jaunes, de précaires, de soignants les ont appelé à se positionner. Rares ont été les personnalités qui se sont exprimées.
https://sceneweb.fr/theatre-et-gilets-jaunes-un-silence-qui-en-dit-long/
https://www.telerama.fr/idees/gilets-jaunes-quen-pense-le-monde-de-la-culture,n5935013.php
(3) Les prises de position sur le monde d’après sont relativement nombreuses. Un des exemples les plus récents.
(4) Le concept du ruissellement, pourtant assez boiteux, semble avoir une étrange origine.
https://www.scienceshumaines.com/le-mythe-de-la-theorie-du-ruissellement_fr_40518.html
(5) Une étude de 2016 de la cour des comptes relève de multiples dysfonctionnements, aussi bien dans la gestion des établissements publics que dans l’élaboration de leur politique.
https://www.ccomptes.fr/sites/default/files/EzPublish/14-theatres-nationaux-RPA2016-Tome-1.pdf
(6) Quelques exemples des dysfonctionnements d’une institution culturelle qui a choisi de privilégier un type de créateurs sur tous les autres.
https://www.cairn.info/revue-l-annee-sociologique-2001-1-page-205.htm#