Par Virginia Markus, auteure et co-fondatrice de l’association Co&xister
le 27.11.2020
Ne plus se contenter de verbaliser l’antispécisme
L’antispécisme philosophique étaye des concepts permettant à notre mental de questionner la manière que nous avons, nous autres humain-e-s, de considérer nos semblables non-humain-e-s. Mais parler d’antispécisme à un coeur fermé peut s’avérer laborieux. Quand bien même les arguments scientifiques rendent évidente la sensibilité des autres animaux, il arrive bien trop souvent que l’interlocuteur ou l’interlocutrice en face, attachée à ses fausses croyances autour de la suprématie autoproclamée des êtres humains sur le reste du monde, se braque à l’idée que d’autres puissent être nos égaux. Le débat tourne ainsi presque systématiquement à l’affront musclé de deux mondes en opposition, sans issue possible. Et c’est exténuant.
L’exercice périlleux de l’argumentation, bien qu’elle détienne en son sein tous les faits incontestables de la conscience des animaux, tourne rapidement au combat d’égo, emprunt d’une émotion qui semble clamer son droit à l’injustice. “Je refuse d’abdiquer sur mon droit à tuer et à faire tuer. Et quiconque tenterait de me faire réfléchir sur la question sera taxé d’extrémiste.” Eh bien expérience faite, et après de nombreuses années de tentative de dialogue, certain-e-s militant-e-s antispécistes ont abdiqué. Non pas en lâchant les autres animaux dans cette lutte fondamentale, mais en n’investissant plus d’énergie là où les coeurs sont trop fermés pour entendre ce message évident : les autres animaux ne sont pas des biens marchands.
C’est sur ce constat, et parce que la vie nous a amené-e-s à prendre un virage drastique, que nous avons créé, Pierrick Destraz et moi, le sanctuaire Co&xister. Parce que coexister, c’est miser sur le droit à la vie d’individus vivant aujourd’hui, plutôt que de tabler sur un potentiel changement structurel et sociétal à moyen, voire très long terme. Coexister, c’est la mise en oeuvre de l’antispécisme dans les faits, sortant des réunions philosophiques, des carcans théoriques et prouvant quotidiennement l’importance de replacer les animaux, les premiers concernés, au centre de ce débat. C’est leur redonner du pouvoir. Coexister, c’est prouver qu’un autre monde est possible, sans plus attendre que le monde autour, ne soit prêt à changer. C’est miser sur une utopie et la rendre réaliste. Sans négocier, sans tergiverser, sans se contenter d’avancées dérisoires. Dans les sanctuaires, on sort de ce rapport de négociation avec un système qui n’est pas prêt de remettre en question ses fondements. Non pas qu’il ne faille en aucun cas ouvrir le dialogue avec les autorités politiques et avec les professionnel-le-s de l’exploitation animale, bien au contraire. Mais en soit, de notre vivant, les changements structurels conséquents en faveur des animaux paraissent relativement inespérés. Même l’avenir paraît plus qu’incertain. Alors plutôt qu’attendre qu’ils ne soient éventuellement effectifs un jour, il est plus que temps de construire des lieux aujourd’hui, qui sauront respecter leurs besoins fondamentaux et leur personnalité, en parallèle des autres outils de lutte. Des sanctuaires et des zones protégées de la chasse et de la pêche sont absolument vitaux pour celles et ceux qui vivent l’enfer duquel elles et ils n’ont autrement aucun espoir de sortie. Construire des havres de paix pour eux maintenant, plutôt que se focaliser uniquement sur des humain-e-s à convaincre, et en lesquels nous placerions tous nos espoirs de changement. Les animaux concernés par le spécisme n’ont pas le temps d’attendre. Bien qu’il soit évident que le travail de sensibilisation et d’éducation des humain-e-s soit fondamental pour épargner de futures générations d’animaux (et c’est en cela que la complémentarité des moyens s’avère existentielle pour eux, comme pour nous), le dialogue ne suffit pas. À la lecture de ce qui précède, on aura toutes et tous en tête cette citation réputée de Victor Hugo “Il vient une heure où protester ne suffit plus. Après la philosophie, il faut l’action.” En somme, les sanctuaires sont l’action qui complète la protestation.
Toucher les coeurs plus que les têtes
La création de lieux où leur individualité a libre cours et où leur autodétermination prime sur le rapport de domination que les êtres humains ont perpétué depuis le début de notre civilisation à leur encontre, permet une lueur d’espoir. C’est sur cette base que Co&xister est née, une association qui a coeur de mettre en oeuvre la cohabitation interespèces et les valeurs prônées par les milieux militants. Par la mise sur pied de notre sanctuaire, nous avons donné la possibilité à plusieurs dizaines d’animaux d’échapper à l’exploitation, aux maltraitances, à la négligence, à l’euthanasie ou à la boucherie. Chez nous, ils existent pour ce qu’ils sont et on ne leur demande rien d’autre que de pouvoir vivre une vie aussi libre et heureuse que possible. En contrepartie, ceux qui le souhaitent, vont spontanément toucher le coeur des personnes qui viendraient les rencontrer dans le cadre des visites publiques que nous organisons ponctuellement. Ces mêmes personnes qui parfois, dans le cadre de débats stériles s’acharnaient à défendre leur droit à participer au massacre, et qui, une fois Priya sur leurs genoux ou Bagdad posant sa tête sur leurs épaules, changent de discours.
Parce que nous sommes des êtres sociaux et sensibles, nous ne pouvons être indifférent-e-s aux messages authentiques que ces individus merveilleux nous offrent, à moins de souffrir de psychopathie. Des messages qui passent par le coeur, en laissant la tête sur le trottoir d’en face. Des messages que ces individus parviennent à faire passer bien mieux que nous autres activistes, théoricien-ne-s, philosophes ou autres écrivain-e-s. Ainsi, des journalistes qui pensaient pouvoir écrire un article “à charge” contre l’antispécisme repartiront une larme à l’oeil et le coeur chaud après avoir caressé Artémis, poule issue d’un élevage intensif. Des enfants qui craignaient les dindons ou les ânes se lieront d’amitié avec Wakan ou Charbon et demanderont à leurs parents de pouvoir parrainer l’un d’eux en guise de cadeau d’anniversaire. Des adultes qui tiennent encore à leur bout de fromage pleureront discrètement au toucher d’Alaska, chèvre laitière qui a échappé au couteau, qui les approche un sourire sincère aux lèvres. Tout autant de personnes qui n’auraient pas adhéré au discours théorique de l’antispécisme et qui, une fois leur coeur touché par la présence spontanée de nos colocataires, auront pu faire l’expérience de la compassion. Une fois l’expérience ancrée dans leur chair, on peut espérer un changement de paradigme dans leur quotidien, qui sait.
Leur redonner leur voix
Au sanctuaire Co&xister, comme dans d’autres sanctuaires qui peuplent à gauche à droite notre belle planète, les animaux ont récupéré leur libre arbitre et leur voix, qu’ils utilisent mieux que nous. Co&xister, c’est une terre de paix et d’harmonie qui remet les êtres humains dans une posture d’humilité et de respect. Où ils apprennent à respecter ce qui les entoure, indépendamment de la forme et de l’espèce. Ici, les animaux comme les humain-e-s se considèrent pour ce qu’ils et elles sont, sans discrimination aucune. Ici, cochons, poules, dindons et lapins partagent volontairement leur nid. Ânes et les chevaux paissent les uns à côté des autres. Ici, les chèvres accueillent de nouveaux cabris l’air intrigué, mais le coeur touché par leur vulnérabilité, eux qui ont dû être séparés de leur mère exploitée pour son lait. Un sort qu’elles ont connu par le passé. Co&xister, c’est somme toute une grande famille recomposée, avec des êtres de toutes les couleurs, de toutes les tailles, toutes générations confondues, et qui a un message à faire passer au monde. Co&xister, c’est l’expérience d’un monde où l’oppression n’a pas sa place. À défaut de ne pouvoir changer les fondements de notre civilisation, profondément malade dans son rapport aux autres et à tout ce qui vit, les sanctuaires sont une lueur d’espoir à l’échelle de notre planète, pour quelques individus. Et pour ces individus, c’est tout ce qui compte. Puisque pour eux, c’est le monde qui a changé, et le nôtre avec.
Pour en savoir plus sur Co&xister : www.asso-coexister.ch